Repenser la mobilité artistique en Afrique : une conversation avec Amadou Fall Ba
Alors que Dakar continue d’émerger comme un pôle majeur de la créativité et de l’innovation africaines, nous vous proposons une nouvelle interview avec Amadou Fall Ba, un entrepreneur culturel visionnaire. Co-fondateur d’Africulturban, et directeur de Festa2H, le festival Hip Hop pionnier du Sénégal, Amadou a passé les deux dernières décennies à façonner les contours de la culture urbaine et de la formation professionnelle dans les industries créatives. Grâce à son travail avec Impact Senegal et le campus Senegal Talents, il redéfinit la manière dont les compétences techniques, les écosystèmes culturels et l’autonomisation des jeunes se recoupent sur le continent.
Dans cette conversation menée par Vydia Tamby, suite à la conférence internationale « Beyond Horizon » à Dakar, Amadou réfléchit au besoin urgent de réimaginer la coopération euro-africaine dans les arts.
Au-delà d’une critique, cette interview est un appel à l’action : transformer les obstacles en opportunités, remplacer le transfert de savoir-faire par le dialogue de compétences, et bâtir les fondations d’une réciprocité authentique dans le paysage culturel mondial.
- Amadou, la rencontre "Beyond Horizon" à Dakar a souligné la nécessité de redéfinir la coopération euro-africaine. Sur la base de votre expérience quotidienne à la tête de Festa2H et d'Impact Senegal, et de notre travail à la Ville de Dakar, quels sont les obstacles les plus concrets et humains auxquels les artistes africains sont actuellement confrontés en matière de mobilité ? Et comment, selon vous, ces défis soulignent-ils l'urgence de mettre en œuvre des changements.
Merci, Vydia. J’observe en effet quotidiennement les conséquences dévastatrices des refus ou des retards de visa. Ce ne sont pas des problèmes abstraits ; ce sont des réalités qui frappent au cœur la carrière et la dignité de nos artistes. Par exemple, pour Festa2H, des artistes invités, dont la présence était cruciale pour la richesse des échanges et la diversité de notre programmation, ont été contraints d’annuler leur participation faute d’avoir obtenu leur visa à temps ou en raison d’un refus pur et simple. Cela ne prive pas seulement notre public d’expériences uniques, mais surtout, cela empêche nos artistes sénégalais de tisser des liens, d’apprendre et de collaborer avec leurs pairs internationaux.
- Quel est l'impact spécifique sur les jeunes talents et l'insertion professionnelle ?
Pour les jeunes talents que nous accompagnons via le programme Impactalents d’Impact Senegal, les répercussions sont encore plus profondes et humaines. Ces refus sont profondément démoralisants et freinent considérablement leur insertion professionnelle. Imaginez un jeune chorégraphe qui a passé des mois à développer une création, a décroché une résidence artistique ou une collaboration internationale essentielle à sa reconnaissance et à ses revenus, et qui voit tout s’effondrer à cause d’un document administratif. C’est une perte d’opportunité inestimable, non seulement pour son développement artistique mais aussi pour sa survie économique.
- Comment le système actuel crée-t-il des barrières symboliques et économiques ?
Le processus de demande de visa est « stressant » et « anxiogène », voire « violent, humiliant, traumatisant, excluant et discriminant », une pression constante qui contribue à une forme d’épuisement. La simple immobilisation du passeport pendant des semaines pour une procédure rend d’autres voyages impossibles ; c’est un véritable « confinement administratif ». Au-delà de l’impact direct, ces difficultés ne sont pas seulement logistiques ; elles constituent un obstacle symbolique qui perpétue des dynamiques paternalistes. En rendant la mobilité des artistes africains difficile, alors que celle des Européens vers l’Afrique est souvent bien plus aisée, le système des visas renforce l’idée que notre mobilité est moins légitime. Quand on parle d’échange culturel, celui-ci doit se faire sur une plateforme équitable, sans qu’une partie ne se sente « inférieure » ou « privilégiée ».
Enfin, le coût des visas est un filtre économique initial exorbitant pour nos artistes émergents. Ces frais, souvent non remboursables, représentent une part importante de budgets déjà précaires, les forçant à renoncer à des opportunités cruciales en Europe. Cette asymétrie favorise « l’extractivisme culturel », où l’Europe vient puiser son inspiration à Dakar, tandis que nos artistes peinent à se rendre en Europe pour y présenter leur travail. Le système actuel des visas institutionnalise ce déséquilibre : nous cherchons à construire une mobilité artistique juste et équitable, loin des schémas persistants de confinement.
- Amadou, lors de votre présentation à "Beyond Horizon", vous avez souligné le besoin criant de compétences techniques en Afrique, notamment dans l'audiovisuel, le son et la lumière, et la nécessité des échanges pour former les jeunes. Comment les défis actuels de la mobilité entravent-ils directement ce transfert de savoir-faire, et quelles solutions spécifiques peuvent être envisagées, notamment en termes d'autonomisation professionnelle ? Et comment la mobilité restreinte bloque-t-elle le transfert de compétences techniques ?
Tu touches là un point essentiel de mon travail à Impact Senegal. Le développement des compétences techniques est une priorité absolue pour nous, et pour l’avenir de notre secteur culturel au Sénégal. Nos initiatives sont actuellement entièrement tournées vers la formation et l’insertion professionnelle de nos jeunes talents. Nous comptons beaucoup sur les collaborations internationales pour permettre ce transfert de savoir-faire dans des domaines cruciaux comme l’audiovisuel, le son, la lumière et la régie de spectacle. Cependant, la réalité est dure : si nos techniciens et artistes – si nos régisseurs, ingénieurs du son ou de la lumière – ne peuvent pas se rendre en Europe pour se former sur des plateaux techniques avancés, pour expérimenter des équipements de pointe, ou pour apprendre auprès de professionnels expérimentés….
- Comment devrions-nous reconceptualiser le "transfert de savoir-faire" pour une véritable équité ?
C’est un défi majeur pour l’insertion professionnelle de toute une génération, un véritable goulot d’étranglement pour notre secteur créatif en pleine expansion. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que le « décloisonnement » des cultures ne doit pas seulement concerner la création artistique, mais aussi les compétences. Le projet « DECONFINING » répond à cette problématique de manière très pertinente en proposant spécifiquement des résidences techniques transcontinentales. L’objectif est clair : créer de nouvelles synergies et définir de nouvelles actions de coopération dans le secteur des compétences. L’efficacité de ces résidences et collaborations dépend directement de la fluidité et de la simplicité de la mobilité. Si nos jeunes ne peuvent pas bouger, toute cette ambition reste lettre morte.
Mais il ne s’agit pas d’un simple “ transfert de savoir-faire” unilatéral, un concept que nous cherchons à dépasser. Le concept de « transfert de savoir-faire » devrait être dépassé et remplacé par ce qu’on appelle des « dialogues de compétences ». Cela signifie reconnaître que les capacités et les connaissances existent des deux côtés, en Europe comme en Afrique, et que l’échange doit être mutuel. Les structures européennes comme les membres d’ EUNIC doivent interagir avec les partenaires sénégalais de manière beaucoup plus équitable afin que les projets soient mutuellement bénéfiques et profitables. Cette autonomisation des professionnels et des publics passe par des programmes de formation tout au long de la vie et par la préparation de la prochaine génération de professionnels de la culture. Il est nécessaire de veiller à ce qu’aucune » fuite des cerveaux » ne soit encouragée et que des cadres de rémunération équitables soient mis en place. Nous avons besoin de partenariats qui s’appuient sur nos forces respectives et préparent nos jeunes à être des « connecteurs internationaux », notamment dans les secteurs créatifs porteurs de réels changements, et non de simples réceptacles du » savoir-faire européen ».
- Amadou, vous avez vous-même insisté sur la nécessité de traduire les ambitions en actions concrètes. Suite à votre expérience de promoteur culturel, quelles mesures pragmatiques et concrètes émergent pour surmonter ces obstacles liés aux visas ? Si nous devions concevoir un "visa culturel" idéal, et capitaliser sur le rôle des institutions européennes ainsi que sur les stratégies africaines, à quoi ressembleraient-ils ?
Absolument, nous devons agir maintenant. Les cadres juridiques et les programmes de soutien doivent être modernisés pour répondre aux besoins spécifiques des secteurs artistiques et créatifs. Si je devais concevoir un visa culturel idéal, inspiré par ces échanges et mon expérience, il devrait absolument avoir les caractéristiques suivantes :
- Une validité de 2 à 5 ans à entrées multiples. Pourquoi ? Parce que la durée des projets artistiques ne se limite pas à quelques semaines. Un projet de co-création, une tournée ou une résidence s’étend souvent sur plusieurs mois, voire plusieurs années, nécessitant des allers-retours. Un visa à entrée unique ne reflète absolument pas cette réalité.
- Une procédure entièrement numérisée, via une plateforme Schengen unique. Le dossier de candidature devrait être standardisé, avec des documents adaptés à notre métier : un CV artistique et des lettres d’invitation ou des contrats de coproduction devraient suffire.
- Des critères d’éligibilité adaptés aux réalités des intermittents du spectacle, des artistes plasticiens ou des techniciens. Nous ne fonctionnons pas avec des contrats de travail classiques. Exiger des preuves de ressources ou des contrats de travail traditionnels, c’est méconnaître notre secteur et exclure d’emblée la majorité de nos talents. Les contrats de coproduction ou les lettres d’invitation officielles d’institutions accréditées devraient constituer une preuve suffisante de notre engagement professionnel.
- De plus, il devrait y avoir des « bourses d’équité à la mobilité » qui financent le voyage, mais aussi le temps de préparation, de réflexion et de retour, pour éviter que la mobilité ne soit synonyme de « productivité extractive ».
Le potentiel des institutions culturelles européennes basées en Afrique, comme les membres d’EUNIC, est immense. Elles peuvent et doivent agir comme de véritables « tiers de confiance » crédibles auprès de leurs propres consulats. Cela signifie concrètement :
- Cautionner les dossiers des artistes locaux avec des lettres de recommandation officielles, attestant de leur crédibilité et de la légitimité de leur projet.
- Offrir un soutien logistique et administratif pour aider nos artistes à préparer des dossiers de candidature complets et impeccables, réduisant ainsi drastiquement les rejets pour vice de procédure.
On pourrait même imaginer que des institutions publiques locales prennent des « co-responsabilités » telles que des garanties ou des assurances. Cependant, il est crucial d’être vigilant. Mon expérience montre que même avec de bonnes intentions, les structures de financement européennes peuvent perpétuer les déséquilibres de pouvoir. L’exemple de fonds où seules les institutions européennes pouvaient candidater pour des projets avec des partenaires africains illustre clairement qu’il ne suffit pas d’inclure l’Afrique ; il faut une véritable égalité dès la conception des programmes.
Enfin, il faut aussi que les acteurs culturels et les États africains développent leurs propres stratégies. Impact Senegal plaide pour une approche collective et proactive :
Nous devons développer nos propres festivals et marchés locaux, comme Festa2H, pour réduire notre dépendance à l’Europe. Cela renforce notre autonomie et notre capacité à promouvoir nos cultures sur notre propre continent.
Les ministères africains de la Culture pourraient délivrer un label officiel certifiant le statut professionnel des artistes. Ce “passeport culturel africain” renforcerait la crédibilité de nos demandes de visa sur la scène internationale.
Il est essentiel de documenter systématiquement tous les refus abusifs et les obstacles rencontrés. Ces données chiffrées fournissent des arguments irréfutables pour alimenter le plaidoyer d’État à État. L’exemple du ministère algérien de la Culture et des Arts, qui a signé un accord avec les ambassades pour faciliter les visas Schengen et a obtenu un traitement rapide pour de nombreux professionnels, est la preuve que des actions concrètes sont possibles.
La dimension numérique est un atout majeur en Afrique. Nos populations disposent des outils et des compétences nécessaires. Nous devons l’utiliser comme un levier stratégique pour réduire les barrières physiques, atteindre de nouveaux marchés et diffuser nos contenus culturels.
Au-delà des politiques, c’est une question de souveraineté culturelle. Nous devons forger de nouvelles identités et sensibilités, et résister aux représentations dominantes. Il s’agit d’une « politique de mobilité cohérente mais interrogative », une manière de vivre et d’interagir qui reflète nos propres réalités et valeurs, loin d’une diplomatie culturelle qui masque les asymétries. Pour ce faire, nous devons construire nos propres écosystèmes culturels durables, avec un fort sentiment d’appartenance et d’attractivité territoriale.
À propos d’Amadou Fall Ba
Amadou Fall Ba est un jeune opérateur culturel sénégalais. Il est cofondateur de l’organisation culturelle Africulturban, créée en février 2006 à Dakar, qui œuvre pour la promotion, le développement et la diffusion des cultures urbaines à travers des cadres d’expression artistique (festivals, formations, échanges, forums).
Amadou est directeur du Festa2H (festival international du Hip Hop et des cultures urbaines), qui a célébré son 15ᵉ anniversaire en novembre 2022. Après avoir suivi une formation supérieure en gestion culturelle en Allemagne et obtenu un master en Arts et Culture à l’Institut Supérieur des Arts et de la Culture (ISAC), il est lauréat du programme International Visitor Leadership Program (IVLP) du Département d’État américain, ainsi que Fellow du German Marshall Fund et de l’Institute of Performing Arts (ISPA).
Amadou coordonne plusieurs projets sous-régionaux autour des cultures urbaines. En 2017, il a été élevé au rang de Chevalier des Arts et des Lettres de la République française. Depuis mars 2014, il est chargé de mission pour les cultures urbaines auprès du Maire de Dakar, et en parallèle administrateur de la Maison des Cultures Urbaines de Dakar (MCU).
En 2021, Amadou a lancé le projet Sénégal Talents Campus, premier centre de formation professionnelle et technique aux métiers des arts et de la culture reconnu par l’État du Sénégal, proposant 11 diplômes d’État (administration culturelle, gestion de production, régie son, régie lumière, sonorisation, création lumière, gestion de projet culturel, management et gestion de carrières artistiques, chargé de production, installation de matériel sonore et installation d’équipements lumineux). Plus de 200 apprenant·e·s ont été formé·e·s au cours de la phase pilote 2021–2024.
Suite au succès du Sénégal Talents Campus et dans un souci de démocratiser l’accès à la formation professionnelle et technique dans le secteur des industries culturelles et créatives, Amadou a fondé Impact Sénégal, un centre de ressources et de compétences créatives dont le projet phare est l’Institut IMPACT (Institut Mondial des Professionnels des Arts, de la Culture et de la Technologie).
Amadou est membre du comité de pilotage de la Biennale des Arts de Dakar 2024, directeur du festival Dakar en Jeux en prélude aux Jeux Olympiques de la Jeunesse Dakar 2026, et depuis février 2024, il coordonne la Place des Cultures Urbaines, une nouvelle infrastructure sportive et culturelle de 2 500 m² située dans la Ville de Dakar

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