Réassembler les archives, réimaginer la coopération : Entretien avec Naima Hassan
Que signifie déconfinir la coopération culturelle ? Pour la chercheuse, commissaire d’exposition et archiviste Naima Hassan, cette question est au cœur de son travail entre archives, institutions et géographies. Basée à Berlin et actuellement en poste à la Yinka Shonibare Foundation et à la Guest Artists Space Foundation, Naima ancre sa pratique dans la création d’infrastructures d’archives soutenant la production culturelle africaine et afro-diasporique—au-delà des cadres coloniaux et extractifs. Dans cet entretien, elle revient sur les possibilités et les tensions des collaborations transnationales, sur le rôle des initiatives artistiques dans la redéfinition des récits culturels, et sur le potentiel transformateur des archives comme espaces vivants et relationnels. De son programme Re:assemblages à Lagos à son engagement dans TheMuseumsLab, Naima propose une vision puissante de l’échange culturel fondée sur le soin, l’équité et l’auteur·rice partagé·e.
- Qu’est-ce qui anime votre travail et comment vos expériences professionnelles (recherche, pratique curatoriale et travail archivistique) ont-elles façonné votre approche de la coopération culturelle aujourd’hui ?
Ma pratique s’enracine sur la construction d’infrastructures archivistiques pour les institutions culturelles africaines et afro-diasporiques. Je m’intéresse tout particulièrement aux formes de coopération culturelle qui émergent à travers le travail archivistique, surtout celles qui traversent les frontières géographiques, disciplinaires et institutionnelles.
Mes travaux portent actuellement sur les questions de déplacement d’archives et les héritages post-coloniaux, des questions qui reviennent régulièrement dans mon travail curatorial et de recherche. En 2024, j’ai dirigé à « Annotations » à la G.A.S. Foundation aux côtés de Maryam Kazeem. Ce projet a permis de créer des espaces d’échanges artistiques en s’appuyant sur des éléments d’archives liées aux festivals panafricains du XXe siècle. Alors que les débats actuels sur la restitution du patrimoine culturel africain se concentrent souvent sur les objets et les œuvres d’art, je m’intéresse particulièrement aux archives post-coloniales moins visibles. Cela inclut les vastes archives générées par les festivals panafricains du XXe siècle, dont beaucoup sont également conservées en dehors du continent africain.
- Vos recherches explorent les relations Afrique-UE et les dynamiques Sud-Sud. Quelles évolutions observez-vous aujourd’hui qui vous rendent optimiste quant à des échanges culturels plus équilibrés ? Comment percevez-vous le rôle des artistes et des commissaires dans l’orientation et la redéfinition de ces relations ?
Les institutions artistiques africaines, en particulier les résidences artistiques, redéfinissent la coopération culturelle en repensant la dynamique invité/hôte. Plutôt que de considérer la coopération ou l’échange comme un échange formalisé entre institutions ou États, l’espace de résidence permet une co-présence, une observation et un apprentissage selon des termes différents. Il décentre l’expertise, crée un espace pour un dialogue non planifié et invite les invités à s’ancrer dans des écosystèmes locaux.
Les artistes et les commissaires jouent un rôle crucial dans la facilitation de ces rencontres. À la G.A.S. Foundation, par exemple, les chercheurs, artistes et commissaires en résidence peuvent développer des recherches pour des expositions, des publications ou des projets à long terme. Pendant sa résidence, le commissaire Osei Bonsu a mené des recherches sur les héritages du modernisme nigérian, en préparation de sa future exposition à la Tate Modern. Sa résidence s’est conclue par un programme public intitulé « Building Artists’ Estates and Legacies », qui a réuni des détenteurs d’un ensemble de biens d’artistes nigérians pour discuter des enjeux d’autorité, de préservation et de transmission intergénérationnelle. Il ne s’agissait pas seulement de recherche « sur » un contexte, mais d’une démarche « avec » des interlocuteurs locaux. Ce type de résidences s’inscrit souvent dans une dynamique de changements subtils qui ont un impact à long terme.
- Dans votre travail, vous soulignez l’importance et la puissance des initiatives portées par des artistes. Pourquoi pensez-vous qu’il est vital que les artistes et commissaires africains cadrent davantage la construction des récits culturels ? Qu’apportent-ils, selon vous, que les grandes institutions négligent parfois ?
Lors d’une conférence de 2024 intitulée « Institution Building as Curatorial Practice, la commissaire disparue Koyo Kouoh affirmait que sans le collectif artistique expérimental sénégalais Laboratoire Agit’Art, le Raw Material Company, l’un des centres d’art contemporain les plus importants de Dakar, n’existerait pas. Fondé en 1973 par l’écrivain et performeur Youssouf John, le Laboratoire Agit’Art cherchait à revitaliser la production artistique au Sénégal en rompant avec le formalisme et en engageant un dialogue critique avec les idéologies culturelles dominantes comme la Négritude. L’observation de Mme Kouoh pointe vers une généalogie cruciale de pratiques initiées par des artistes à travers le continent, des projets qui résistent non seulement aux modèles institutionnels hérités, mais réimaginent aussi activement ce que peut être l’infrastructure culturelle selon des termes africains.
L’un des défis persistants des grandes institutions artistiques du Nord global qui détiennent des collections africaines et afro-diasporiques est le « cadrage » de leur expertise, encore ancré dans des taxonomies de l’ère coloniale, privilégiant « l’ethnographique » et le « traditionnel », tout en négligeant le dynamisme de l’art contemporain africain et les intrications diasporiques. Cette approche réductrice aplatit les récits culturels et ne parvient pas à accommoder la complexité et la pluralité des expressions artistiques africaines. Les initiatives portées par des artistes et commissaires africains offrent un contrepoint critique, en priorisant les savoirs locaux, l’expérimentation et les récits auto-déterminés. Bien que confrontées à des défis structurels et financiers, ces initiatives forgent des écosystèmes artistiques radicalement nouveaux.
- Vous développez actuellement le programme « Re:assemblages » à la G.A.S. Foundation Lagos. Pouvez-vous nous en dire plus sur la vision de ce projet et ses objectifs ?
Re:assemblages est un programme itinérant et pluriannuel lancé par la G.A.S. Foundation en réponse aux archives Picton — une collection majeure de revues, magazines et manuscrits publiés en Afrique, qui forment un assemblage archivistique essentiel pour repenser l’art contemporain africain dans le contexte plus large du XXe siècle. Ces archives ont été constituées en 2022 grâce au don d’une partie importante de la bibliothèque personnelle du professeur émérite d’art africain John Picton et de Sue Picton.
En 2025-26, « Re:assemblages » se déploiera autour de quatre thèmes imbriqués — « Écotones », « Le Court XXe siècle », « Annotations » et « L’Archive vivante » — chacun guidant un cycle de rencontres publiques, d’expérimentations de micro-édition et d’activations de recherche. Ces initiatives alimenteront le développement de l’African Arts Libraries Lab (AAL Lab) — un projet collaboratif visant à créer des liens entre bibliothèques d’art indépendantes, maisons d’édition et archives à travers le continent, ainsi qu’un réseau d’institutions partenaires internationales. Le Lab favorise de nouvelles formes de collaboration par-delà les frontières linguistiques, géographiques et institutionnelles. Par le biais de réunions transversales, de publications expérimentales et de l’élaboration d’outils archivistiques, les participants abordent les bibliothèques et archives non comme des dépôts statiques, mais comme des infrastructures actives de « world-making ». Ce travail sera associé à la « Archive Futures Road Map » — un plan pluriannuel proposant des modèles concrets et précis pour l’acquisition, la numérisation et l’activation des archives d’art africain, ancrés dans les savoirs locaux, les réseaux transnationaux et un engagement critique durable.
- Quels sont les principaux défis rencontrés jusqu'ici, et comment les abordez-vous ?
L’un des défis centraux est d’ordre infrastructurel — pas seulement matériel, mais aussi dans la manière dont les connaissances sont partagées et leur accès déterminé. Bien que le besoin de soutien pour les archives artistiques africaines et diasporiques soit de plus en plus reconnu, des changements durables exigent une transformation des infrastructures elles-mêmes. Les institutions détentrices de ces archives doivent concilier production de résultats, programmation, publications et numérisation, avec des calendriers et budgets souvent restrictifs.
Un autre défi réside dans la collaboration entre contextes différents. « Re:assemblages » se veut délibérément international, ce qui implique de jongler entre les asymétries linguistiques, culturelles et institutionnelles. Notre approche repose sur une construction relationnelle : dialogues approfondis, modèles de co-création, et éthique qui conçoit l’AAL Lab comme une initiative conjointe et pilotée par ses cohortes, avec un mécanisme intégré de transmission.
- Vous participez également à « TheMuseumsLab », un partenariat majeur Afrique-Europe. Quelles leçons en tirez-vous sur la structuration d'échanges culturels plus équitables ?
TheMuseumsLab est un terrain révélateur pour explorer non seulement la possibilité, mais aussi les profondes complexités d’un échange culturel équitable entre institutions africaines et européennes. Une leçon clé — notamment à travers mon rôle au sein de son comité directeur — est que l’équité doit être « intégrée » dès la conception, le financement et la gouvernance du partenariat.
Nous observons, par exemple, comment les institutions africaines supportent des charges asymétriques : responsabilités d’accueil sans financement adéquat, barrières logistiques ou en termes de personnel que les partenaires européens ne rencontrent pas. Dans des villes africaines où les transports, l’accès au numérique ou les ressources humaines sont inégaux, ce qui semble anodin reflète souvent des iniquités préexistantes. La solution ne se limite pas à « inclure » les partenaires africains, mais à prendre en considération leurs conditions de participation — et les appréhender en conséquence. Cela implique de repenser les mécanismes de financement, d’admettre des besoins différenciés, et de reconnaître que les institutions marquées par des héritages coloniaux n’arrivent pas à la table de négociation sur un pied d’égalité.
- Le projet « DECONFINING » explore de nouvelles formes de coopérations artistiques et culturelles, repensant les frontières — physiques, politiques, institutionnelles et sociales. Quelles confinements ou frontières vous semblent les plus urgentes à déconstruire dans le champ culturel ?
Il faut interroger les « confinements épistémologiques » qui limitent les histoires qui sont mises en avant et la manière dont elles sont représentées. Ces confinements se manifestent souvent par des « protocoles disciplinaires rigides », comme le décrit la théoricienne Saidiya Hartman — des règles définissant ce qui compte comme savoir légitime, perpétuant des violences structurelles dans les musées, archives et institutions culturelles.
Le cas emblématique de Tamara Lanier contre l’Université Harvard en est une illustration. Son combat pour récupérer des daguerréotypes de ses ancêtres réduits au rang d’esclaves — dont elle portait la mémoire à travers des récits oraux familiaux — a révélé comment les collections institutionnelles ignorent souvent les cadres épistémiques des communautés. Son insistance sur l’histoire orale a fissuré la frontière entre savoir académique et expérience vécue, exposant la nécessité pour les institutions de dépasser les schémas de confinement qui perpétuent des violences historiques et éthiques.
Déconstruire ces frontières exige de transformer les musées en espaces où coexistent des épistémologies multiples, où la restitution ne se limite pas aux objets mais restaure aussi les mémoires, langues et pratiques qui les entourent. Cela suppose une remise en question radicale des protocoles institutionnels et une co-création des savoirs avec les communautés.
- Selon vous, à quoi ressemble une collaboration culturelle véritablement « déconfinée », décolonisée et équitable ? Quelles étapes prioritaires mèneraient à une coopération Afrique-Europe « déconfinée » ?
Une relation véritablement « déconfinée » entre acteurs culturels africains et européens exige de démanteler les frontières — visibles, systémiques et symboliques — qui régissent les échanges et la mobilité. Comme l’écrit Achille Mbembe dans « Bodies as Borders », l’Afrique et l’Europe doivent urgemment confronter la question de la mobilité humaine. Dans le champ culturel, le régime des visas restreint dramatiquement la circulation des artistes et travailleurs culturels africains, créant des enclaves qui menacent l’existence même d’une coopération culturelle Afrique-UE.
- Comment des projets comme « DECONFINING » et « Re:assemblages » peuvent-ils inspirer de nouvelles réflexions sur la mobilité, l'appartenance et les échanges créatifs ?
« DECONFINING » et « Re:assemblages » émergent de traditions et de protocoles disciplinaires distincts mais entrelacés. Leur point commun réside dans leur engagement à décentrer les structures de pouvoir et les épistémologies dominantes qui ont historiquement défini la coopération culturelle sur des bases coloniales, extractives et excluantes. Tous deux promeuvent la pluralité et la « relation » : « DECONFINING » revendique le démantèlement des frontières systémiques régulant les déplacements et la participation ; « Re:assemblages » déstabilise les significations figées des archives pour permettre à une multiplicité d’histoires et d’identités de coexister et co-produire des savoirs. Ensemble, ils élargissent le concept de mobilité au-delà du franchissement physique pour y intégrer les mouvements intellectuels et affectifs, les ré-ancrages et les métamorphoses.
Ces projets révèlent surtout les tensions inhérentes à la coopération culturelle : ils opèrent simultanément sur des registres de confinement distincts – physique, institutionnel, épistémologique – souvent cloisonnés dans les débats sur la mobilité et l’appartenance. « DECONFINING » met en lumière les limitations matérielles urgentes imposées par les régimes frontaliers aux artistes et travailleurs culturels africains, soulignant comment celles-ci restreignent les possibilités d’échanges durables. « Re:assemblages » défie ces confinements de la mobilité en instaurant des pratiques participatives vivantes et des modèles de résidence où divers acteurs explorent conjointement les archives artistiques africaines par des approches expérimentales.
- Enfin, quels conseils donneriez-vous aux institutions ou individus souhaitant soutenir des échanges culturels plus significatifs et pérennes ?
Les institutions culturelles africaines et afro-diasporiques sont extrêmement fragilisées par les mutations des financements et les priorités géopolitiques changeantes. Alors que les structures africaines subissent l’instabilité liée aux fluctuations des engagements financiers, les institutions afro-diasporiques en Europe sont systématiquement occultées dans ces discussions de coopération. Cette exclusion accroît les iniquités et fragmente les réseaux culturels essentiels aux histoires partagées et aux échanges créatifs.
Un soutien profond, flexible et durable s’impose d’urgence – répondant aux priorités locales et diasporiques plutôt qu’à des agendas externes ou des cycles à court terme. Le financement doit être repensé comme une solidarité permettant de : bâtir des infrastructures pérennes, maintenir les équipes en poste, préserver des espaces de production et de soin culturels à l’échelle continentale comme diasporique. Sans engagement à long terme, le travail culturel risque la fragmentation ou la marginalisation, compromettant les efforts de décolonisation, de restitution et de coopération équitable. Ainsi, le financement coopératif doit s’entendre comme un investissement fondateur dans des futurs communs : il doit permettre aux institutions africaines et afro-diasporiques de piloter, d’innover et de pérenniser les échanges culturels transformateurs au-delà des contraintes des cycles politiques et économiques volatils.
À propos de Naima Hassan
Basée à Berlin, Naima Hassan est chercheuse, commissaire d’exposition et archiviste. Son travail explore des épistémologies alternatives ainsi que les dimensions éthiques de la conservation et de la médiation curatoriale, l’accent étant mis sur la transformation didactique des collections post-coloniales et des cultures mémorielles. Elle dirige actuellement « Re:assemblages », un projet mené en collaboration avec la Guest Artists Space Foundation et la Yinka Shonibare Foundation, en tant que commissaire associée et archiviste. En 2022, elle a fondé SITAAD, une plateforme de recherche archivistique consacrée à la Somalie et sa diaspora. Mme Hassan est également membre du comité directeur de TheMuseumsLab et du groupe de travail « New Currents: Indian Ocean Futures ».

Crédit photo : Alexander Steffans
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